AUTOUR DU FILM : QUAND SORTIR UN FILM EST UN ÉVÉNEMENT… ET UNE GAGEURE !
Réaliser un film dans un pays où le cinéma n’existe pas — de surcroît quand on est une femme — c’est un défi. Retour sur une destinée incroyable et un tournage inédit.
Des cassettes VHS
On évoquera ici les éléments essentiels pour éclairer la compréhension du film. D’autres ressources sur la réalisatrice sont disponibles en ligne en suivant ce lien : Wadjda
Une vocation pour le cinéma qui naît grâce à des cassettes VHS, c’est assez peu commun. Pourtant, c’est l’histoire de Haifaa al-Mansour, née en 1974, dans une petite ville d’Arabie saoudite, au sein d’une famille libérale de classe moyenne, dans un pays où le cinéma n’existe pas. Ni salle de cinéma, ni ciné-club, ni diffuseur, ni industrie. Un no man’s land cinématographique. Car le septième art est jugé incompatible avec les lois islamiques qui interdisent la représentation des hommes : « la stricte interprétation de la religion exclut l’art de la vie publique et de la société » explique la réalisatrice. Les salles de cinéma étant proscrites depuis 1980, on regarde des films sur le petit écran, en famille. Très jeune, Haifaa al-Mansour découvre le cinéma grâce à son père, avocat et poète : des films de Bruce Lee, Jackie Chan, des réalisations de Bollywood, des blockbusters ou encore des mélodrames égyptiens.
Une vocation
Être cinéaste dans un tel cadre semble difficile. Pourtant sa vocation la rattrape. Après des études de littérature comparée à l’Université américaine du Caire, elle intègre une compagnie pétrolière aux Émirats Arabes Unis pour y enseigner l’anglais. Mais elle s’ennuie. Elle rejoint alors le service vidéo de l’entreprise où elle s’initie au montage et à la mise en scène. C’est une révélation : « j’y voyais enfin le moyen de m’exprimer » déclare-t-elle. Elle tourne trois courts-métrages entre 2004 et 2005 : Who ?, The Bitter Journey, The Only Way Out. En 2005, elle réalise Women Without Shadows (2005), un documentaire consacré à la condition des femmes saoudiennes, sélectionné dans plus de 17 festivals. Ça y est. La thématique de sa filmographie est lancée : la condition des femmes dans son pays natal, un vrai engagement. Mais c’est décidé, son prochain film ne sera pas un court mais un long métrage : Wadjda. Tourné avec des acteurs saoudiens uniquement. Et en Arabie saoudite.
De la détermination
On mesure l’enjeu que ce film représente. Ce sera le premier de l’histoire du cinéma d’Arabie saoudite. Le pays est pour l’instant sans héritage cinématographique. Quelques films peut-être mais qui « avaient été tournés à Bahreïn ou dans les Émirats avec un scénario égyptien, une actrice jordanienne » rappelle la cinéaste. On voit aussi l’audace de la réalisatrice. Dans un gouvernement hostile à l’art, comment financer ce projet ? Trouver des acteurs qui accepteront d’être filmés ? Tourner dans une ville où la mixité dans les lieux publics est interdite ? Diffuser le film ?
Une coproduction allemande
Mais à chaque difficulté, la cinéaste s’arme de patience et d’ingéniosité pour composer avec la réalité culturelle du pays et surmonter les obstacles. Elle convainc d’abord, lors de la Berlinale de 2009, une société de production allemande, Razor Films, les producteurs de Valse avec Bachir (2008) d’Ari Folman et de Paradise Now (2005) de Hany Abu-Assad. Séduits par le scénario, ils soutiennent une partie du projet. Et contre toute attente, elle réussit à bénéficier de l’appui des studios Rotana du prince progressiste Al-Walid ben Talal. « Il a été sensible à mon point de départ simple : une fillette et un vélo qui représentent le progrès, la modernité, la liberté de mouvement, l’accélération. » déclare-t-elle.
Le prince Al-Walid ben Talal apparaît à la fin du film sur cette affiche d’autobus. Il semble saluer la course des deux protagonistes vers l’avenir… et le progrès.
Le casting
Le casting s’est avéré aussi compliqué que la recherche de financements. “Pour le rôle de Wadjda, beaucoup de petites filles ont passé les auditions et ne sont jamais revenues. Elles ne sont pas habituées à être filmées.” La cinéaste est donc passée par des petites sociétés de production locales qui recrutaient des chanteurs et danseurs. « C’est ainsi que j’ai pu choisir Waad Mohammed, qui jouait dans un petit théâtre. Quand elle est arrivée, elle m’a tout de suite convaincue : elle portait un jean, des baskets Converse, écoutait du Justin Bieber et faisait déjà preuve d’un tempérament bien trempé. »
Enfin, la réalité culturelle du pays a parfois compliqué le tournage à Riyad où la mixité dans l’espace public est interdite. Pour respecter la ségrégation hommes / femmes, elle a parfois dirigé son équipe à l’aide d’un talkie-walkie. Cachée dans un van, elle donnait des indications de jeu par téléphone. « Je regardais les scènes sur un moniteur. Et je dirigeais mes acteurs au téléphone ! Ce qui vous oblige à donner des indications très précises. C’était difficile, mais en même temps, c’était un défi créatif. » Un défi qui valait le coup. Le succès du film est tel à la télévision saoudienne, qu’un an après, la bicyclette est enfin autorisée pour les femmes dans l’espace public !
La carrière de la réalisatrice est maintenant prolifique. Voici quelques titres plus récents de sa filmographie : Mary Shelley (2017), Une femme de tête (2018), The Society (2019), The Perfect candidate (2019).
Synopsis
C’est une toute petite histoire pour un grand désir. Wadjda, une fillette de douze ans vivant dans une banlieue de Riyad, la capitale de l’Arabie saoudite, veut s’acheter un vélo pour faire la course avec son ami Abdallah. Rien de plus universel a priori. Sauf que, dans ce royaume, les femmes ne sont pas autorisées à monter sur une bicyclette : cela menacerait leur vertu ou les rendrait stériles. Mais Wadjda se fiche de ces règles et croyances absurdes. Bousculant les interdits, elle fait tout pour acheter ce beau vélo vert vu chez le marchand du coin, qui représente un idéal de liberté et d’émancipation… quitte à ruser, mentir, dissimuler, incarner la bonne musulmane croyante pour gagner le concours de tartil (récitation et commentaire du Coran) proposé par son école.
Avant la projection, on peut analyser brièvement cette affiche avec les élèves. Le personnage principal, Wadjda, porte des baskets Converse, symbole de son originalité. La couleur des lacets est reprise dans le titre : le violet contraste avec les vêtements plus sombres qu’elle porte. La petite fille semble empêchée, entravée : le haut de son visage ne rentre pas dans le cadre. Son regard est tourné vers la gauche, vers un hors-champ : elle rêve d’un ailleurs qui est encore à inventer. Elle a besoin de sortir de ce cadre trop étroit pour ses désirs.