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Le Chien jaune de Mongolie, un film à la croisée des genres : conte, récit d’apprentissage, apologue.

Le cinéma est un medium visuel mais aussi un grand art du récit. « Je pense avoir davantage fictionnalisé ce film que le précédent mais je n’appartiens à aucune catégorie précise, je me situe entre le documentaire et la fiction, j’essaye de m’adresser autant au cœur et à la perception qu’au cerveau. » déclare la réalisatrice à propos du film.

Un conte traditionnel mongol

D’emblée, le film est placé sous le signe d’une forme littéraire populaire liée à la tradition orale, qui se transmet de générations en générations pour divertir et instruire : le conte. L’illustre en effet ce titre, de prime abord énigmatique (qui est ce chien jaune ?) qui renvoie à un conte traditionnel mongol « La cave du chien jaune » de Gantuya Lhagva, source d’inspiration du film : « C’est en septembre 2003, lors de la première projection de mon film L’Histoire du chameau qui pleure, à Oulan-Bator, que quelqu’un m’a raconté ce conte de Gantuya Lhagva, que j’avais oublié, et dont la force poétique et émotionnelle m’est soudain apparue. J’ai aussitôt décidé d’en faire la base de mon prochain film. » déclare la réalisatrice.
Si la référence n’est au début pas transparente pour le spectateur, le mystère est ensuite levé, au milieu du film, dans une belle séquence avec un récit enchâssé, où Nansal trouve refuge, après un orage, chez une vieille dame extraordinaire, qui lui narre le conte « La cave du chien jaune ». Cette mise en abyme (un récit dans le récit) souligne à la fois l’importance de ce conte dans la genèse du film, mais aussi, la puissance et la portée de ces récits amusants et édifiants au sein d’une communauté (ils soudent un peuple autour de références communes). Nansal écoute ce récit, fascinée, émerveillée, une réaction qui reflète en fait la nôtre, derrière l’écran, suspendus au récit de cette vieille dame, comme si nous étions assis avec eux dans la yourte ou à une veillée.
Le conte de Gantuya Ladhva, « La cave du chien jaune »
Jadis, une famille très riche vivait dans ce pays. Les parents chérissaient leur enfant, une jeune fille ravissante.

Un jour, elle tomba très malade. Aucun médecin ne parvenait à la soigner. Son père demanda conseil à un sorcier, qui déclara : "Le chien jaune est fâché. Chassez-le de votre maison."

Le père, incrédule, répondit : "Pourquoi ? Il protège les miens et notre troupeau. Ma fille l'aime tendrement."

"J'ai dit ce que j'avais à vous dire, il n'y a point d'autre remède." insista le sorcier. "Vous savez ce que vous devez faire."

Le père n'eut pas le cœur de tuer son chien jaune. Mais sa fille devait absolument guérir. Alors il décida de cacher le chien dans une cave dont il ne pourrait s'échapper, et où nul ne le retrouverait.

Chaque jour, il quittait la maison pour aller lui apporter à manger. La santé de sa fille commençait à s'améliorer, chaque jour, elle reprenait des forces. Un matin, lorsque le père arriva devant la cave, le chien avait disparu. Sa fille se rétablit complètement.

Le secret de sa guérison était le suivant : elle était tombée amoureuse d'un jeune homme, qu'elle rencontrait parfois, secrètement. Grâce au chien jaune, qui éloignait son père quotidiennement de la maison, elle put chaque jour retrouver le garçon qu'elle aimait...
On peut voir que le conte est réécrit. La réalisatrice garde l’essence du récit : les trois personnages principaux (le chien, le père et la fille), les thématiques (émancipation, apprentissage, interdit, transgression), le schéma narratif et la visée didactique. Mais elle bouleverse l’intrigue, les rôles (le père cache le chien), le dénouement, etc.

La structure d’un conte

Inspiré d’un conte, le film est aussi « écrit » comme un conte. Car on retrouve la structure codifiée de ces récits brefs, que l’on peut identifier en classe, sans oublier de les associer aux émotions qu’elles font naître… Cela peut passer par des questions simples : que se passe-t-il ? Que ressent-on (surprise, peur, joie, etc.) ? Pourquoi ?

D’abord, une situation initiale pose le cadre du récit (les personnages, le lieu, l’époque). Nous découvrons Nansal, l’héroïne de l’affiche, un personnage peu commun (très jeune, indépendante, courageuse, curieuse, etc.). Le quotidien de cette fillette de six ans pique d’emblée notre curiosité : elle porte un superbe deel (vêtement traditionnel), vit dans une yourte, au milieu de la nature, s’occupe de son frère, a des responsabilités, ses parents vivent de l’élevage de moutons, fabriquent du fromage, etc.
Mais un événement déclencheur bouleverse cet équilibre. En allant ramasser des bouses séchées, Nansal découvre un chien apeuré dans une grotte. Elle le ramène chez elle, le surnomme « Tatoué »… et veut le garder. Une quête vers un « objet », qui forme, selon la réalisatrice, le premier niveau de lecture : « un enfant veut un chien et son père n’est pas d’accord. C’est un récit universel auquel tout le monde peut se rattacher. ». À travers cela, Nansal exprime un désir plus complexe de liberté, d’indépendance et d’émancipation, qui la rend fascinante et singulière.
Mais un « opposant » (que ferait-on sans eux ?) vient gêner les projets de Nansal. Le père, figure d’autorité, rejette le chien car il pense que cet animal est de mauvais augure. Nansal, déterminée, transgresse l’interdit, trouve des ruses parfois comiques pour déjouer l’attention de son père, cache Tatoué au milieu du troupeau de moutons, ou plus tard, sous un panier.
Malgré tout, elle doit abandonner Tatoué quand la famille décide de déménager. Heureusement, un coup de théâtre survient : le chien « providentiel » sauve la vie de Batbayar, le bébé. Ce dénouement inattendu crée un effet de surprise et débouche sur une situation finale avec un nouvel équilibre. Tatoué est enfin reconnu par le père, il peut repartir avec la famille. Ces séries d’épreuves initiatiques ont conduit Nansal vers une évolution : elle n’est plus la même qu’au début. Elle a grandi.

Un récit d’apprentissage

L’évolution du personnage rappelle d’ailleurs les codes du récit d’apprentissage ou « conte initiatique ». Ce genre, né en Allemagne au XVIIIe siècle, met en scène différentes expériences et aventures qui amènent un personnage à une meilleure connaissance du monde et de lui-même. Ce parcours, où le personnage et à travers lui le lecteur, s’instruisent, signe souvent le passage de l’adolescence à l’âge adulte.
Le film représente les premières initiations pour Nansal : c’est la première fois qu’elle part ramasser des bouses seule, ou qu’elle garde le troupeau. Et ce sont des moments grisants où elle apprécie l’indépendance et la solitude.
Puis, on peut voir que Nansal, curieuse, s’interroge au sujet de nombreux sujets existentiels, ce qui introduit dans le récit les grandes thématiques du récit d’apprentissage (la vie, la mort, la solitude, la famille, etc.). Par exemple, la question de la réincarnation est posée dès la séquence d’ouverture du film avec l’inhumation du chien. Puis, celle des vies antérieures est soulevée dans deux scènes. La première fois, quand Nansal interroge sa mère sur ses vies passées, après être rentrée de chez la vieille dame. La seconde, quand elle s’interroge au sujet de cette mystérieuse girafe vue dans les nuages par sa petite sœur. Ne connaissant pas cet animal, Nansal pense d’abord que sa sœur ment, puis elle propose une explication : peut-être que Nansalmaa a tout simplement croisé une girafe dans une de ses vies antérieures…
Enfin, les réponses à ces questionnements sont apportées par les adultes, qui apprennent à Nansal des vérités sur le monde, ancrées dans la culture mongole (souvent dans des dialogues). On peut illustrer cette idée par deux scènes du film. D’abord, celle où Nansal tente de mordre la paume de sa main. « Je ne peux pas ! » s’écrie Nansal après plusieurs essais. « Je n’y arrive pas ! » répète-t-elle. « On ne peut pas avoir tout ce qu’on voit ! » déclare alors la mère. Cette maxime au présent de vérité générale ressemble à la moralité d’un apologue. Elle met au jour l’une des quatre « Nobles vérités du bouddhisme ». En effet, la vérité du « Dukkha » pose l’existence de la souffrance et de l’insatisfaction dans l’existence humaine. L’origine de cette souffrance est « tanhâ », le désir. À travers cet enseignement, le spectateur est lui aussi initié à une certaine philosophie.
La seconde séquence est celle du rêve, située au milieu du film. Dans ce songe, Nansal se demande si elle pourra se réincarner en humain. Afin de lui répondre, la vieille dame prend plusieurs poignées de riz qu’elle laisse s’écouler au-dessus d’une aiguille. Elle propose à Nansal d’essayer de déposer un grain de riz au-dessus de cette aiguille. « C’est impossible ! » s’exclame Nansal après plusieurs essais. « C’est aussi difficile que de renaître en humain. C’est pourquoi la vie est si précieuse ! » rétorque la vieille dame. Cette scène, qui a une visée didactique, renvoie à la tradition bouddhiste où un principe éternel de vie permet aux choses de renaître indéfiniment sous d’autres formes.
Si le scénario de ce film est traversé par des ressorts scénaristiques empruntés à différents genres — le conte, le récit d’apprentissage, l’apologue —, il reprend aussi les codes filmiques des fictions. Pour reprendre les mots de la réalisatrice, il est « filmé comme une fiction ». Afin d’étayer cette idée, nous proposons d’analyser l’avant-dernière séquence du film où cet aspect est particulièrement saillant, en raison des nombreux procédés de dramatisation de la séquence.