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Un conte… sous forme quasi-documentaire

a - Le documentaire : un cinéma du réel

« Il y a un aspect documentaire. Le film montre des tranches de réalité, les changements d’une culture et la vie quotidienne des nomades. » déclare la réalisatrice.
Le Chien jaune de Mongolie est en effet un conte raconté sous forme quasi-documentaire. Le réel est parfois mis en scène, mais il repose aussi sur l’imprévu, le hasard, la magie du tournage, puisque de nombreuses vues sont prises « sur le vif ». Les personnages ne sont pas des acteurs professionnels (la famille Batchuluun est une vraie famille de nomades). Il y a donc davantage une « mise en situation » qu’une « mise en scène ». L’intention de la cinéaste est de garder l’empreinte de ce mode de vie voué à disparaître. « Chacun sait que ce mode de vie ne perdurera pas. Beaucoup de nomades ont perdu leurs troupeaux à cause des changements climatiques, des hivers glaciaux et des étés extrêmement secs, ils ont donc perdu leur moyen d'existence. Ils sont obligés d'aller chercher leur bonheur en ville. Je pense que d'ici une vingtaine d'années, il n'y aura plus en Mongolie de nomades authentiques, tels que j'ai pu les montrer dans mes films. » Cette visée documentaire se traduit par deux éléments principaux : d’une part une invitation au voyage, d’autre part, une description émouvante de l’art de vivre de ce peuple.

b - Une invitation au voyage

Mettre en lumière le mode de vie nomade, c’est d’abord sensibiliser les spectateurs à la nature par les moyens propres au cinéma : l’image et le son. En effet, le film nous emmène dans un espace souvent peu connu : la steppe mongole, vaste plaine d’herbes, située au Nord de la Mongolie, au climat continental. Les choix de mise en scène, notamment la variété d’angles de prise de vue et la durée des plans nous invitent à la contemplation. La découverte du pays devient vite une expérience sensitive et esthétique.
On découvre la steppe mongole via des plans d’ensemble avec une grande profondeur de champ, construits comme des tableaux. La durée des plans laisse le temps aux spectateurs de contempler ces espaces et met en lumière la beauté saisissante des lieux.
La réalisatrice utilise souvent des plans où la caméra est posée au sol, qui nous « plongent » concrètement au cœur de la nature, où l’on peut observer la lumière, les coloris de la flore et le relief (à l’arrière-plan).
L’échelle des plans — souvent des plans d’ensemble — dévoile le paysage, mais rend aussi sensible la place de l’humain au milieu de cette immensité. Elle donne l’impression que l’homme est un grain de poussière dans cet espace naturel.
Par certains angles de prise de vue, ici une plongée (la caméra est située au-dessus du personnage), on peut découvrir le relief du pays. Cela crée chez le spectateur l’impression d’être immergé dans cet espace.

La Mongolie, un espace visuel… et sonore !

On distingue trois types de son au cinéma : les bruits, les paroles et la musique. D’emblée, on peut remarquer l’absence de bruits urbains (ni voitures, klaxons ou autres) et la variété de bruits naturels : le sifflement du vent, le mugissement des animaux (moutons, chèvres, chevaux, yacks, vaches), le départ des carrioles, le silence, etc. L’illustre la première séquence où face à un écran noir, on entend une attaque de loups, les piétinements du troupeau, les bêlements des moutons, etc. C’est une séquence sur laquelle on peut s’arrêter avec les élèves car la dramatisation passe par le son.

Les musiques ancrent le film dans la culture mongole : on entend des chants (ceux de la mère) et des instruments traditionnels comme le morin khuur, évoqué dans l’analyse de séquence.

Un art de vivre

La visée documentaire passe aussi par une description précise du quotidien de cette famille. Comment se loge-t-on ? Comment se nourrit-on ? S’habille-t-on ? Se chauffe-t-on ? Quel est le rôle des hommes, des femmes, des enfants ? Quelles sont les croyances ? L’attention que la réalisatrice porte à tous les aspects du nomadisme illustre cette intention documentaire, voire ethnographique.

La yourte, un habitat… démontable !

Outre les nombreux plans qui décrivent l’intérieur de la yourte, ses couleurs chatoyantes, son espace circulaire, une séquence située à la fin du film — celle du démontage de la yourte accompagné d’une musique traditionnelle — détaille l’architecture de cet habitat conçu pour résister au climat froid de la steppe. Depuis une plongée, on peut admirer la coupole au sommet, clé de voûte du toit, les perches peintes plantées pour former la charpente, et l’espace vide laissé au sommet pour qu’un tuyau passe.
Le toit est recouvert d’une couche de feutre et d’un tissu de coton
Cette séquence est assez longue (8 minutes du film), une durée que l’on peut justifier par la singularité de cet habitat : c’est un effet une maison qui se démonte et que l’on peut transporter ! Car le mode de vie nomade, par opposition au mode de vie sédentaire, se caractérise par les déplacements de populations, comme le montre la fin du film, où la famille quitte les lieux, à la fin de la saison, pour chercher d’autres pâturages pour son élevage. Ces enjeux peuvent être rappelés afin d’ouvrir sur d’autres habitats mobiles comme la caravane, la tiny house, les tentes, etc. On peut aussi évoquer d’autres peuples nomades, comme les Bédouins au Moyen-Orient, les Touaregs en Afrique du Nord, les Tsiganes, les Yéniches, etc.
Tulpan de Sergueï Dvortsevoï (2009) se déroule dans les steppes kazhakes.
Enfin, c’est un mode de vie imprévisible, tributaire de la météo. Quand une averse survient, l’électricité est coupée et la mère doit allumer une bougie.


Se nourrir : symbiose avec l’environnement

« Ce qui me fascine chez les nomades, c’est leur attitude envers la nature. Ils la respectent énormément. » déclare la réalisatrice qui documente de façon précise comment les nomades se nourrissent. Elle montre les diverses étapes pour fabriquer du fromage : traire les vaches, filtrer et faire cuire le lait, une fois sec, découper le fromage, le laisser sécher…
Le spectateur assiste au quotidien des nomades, où les ressources naturelles (la viande et le lait) forment la base de l’alimentation

c - Croyances et rites des nomades mongols

Le bouddhisme et la réincarnation

« En Mongolie, nous croyons au cycle éternel de la réincarnation. L’âme passe d’un corps à un autre, d’une plante à un animal, puis du chien à l’homme. À l’époque contemporaine, ces croyances se perdent, ce qui affecte la relation qu’entretient l’homme avec l’animal. » estime Byambasuren Davaa. Le bouddhisme est une religion et philosophie majoritaire en Asie, née en Inde au Ve siècle avant J-C, fondée sur l’enseignement des doctrines de Bouddha. L’un des principes majeurs du bouddhisme est la croyance en la réincarnation ou « renaissance ». Chaque chose reviendrait éternellement sous des formes matérielles différentes.

Les références à cette philosophie émaillent le film. Par exemple, dans la séquence d’ouverture du film, deux personnages inhument un chien, au crépuscule, en haut d’une montagne. La petite fille s’interroge : « Papa, que fais-tu avec sa queue ? ». Le père lui explique : « Je la mets sous sa tête pour qu’il se réincarne en personne avec une queue de cheval ». Il ajoute : « Tout le monde décède mais personne ne meurt. » Cette réplique met en lumière la croyance en un cycle éternel de l’existence, qui, on le voit, repose sur une représentation religieuse différente de la mort. Dans la religion chrétienne par exemple, l’âme quitte le corps, mais le corps ne se transforme pas en un autre solide. Relever ces différences peut être intéressant car on voit que chaque religion apporte des réponses différentes à la question de la mort.

Des rituels magiques

Le bouddhisme en Mongolie connaît une forme unique, car il est empreint de vieilles traditions chamaniques et animistes (un ensemble de croyances liées aux esprits de la nature, qui font l’objet d’offrandes). Ces rituels apparaissent à plusieurs endroits du film. Ils ne sont pour autant pas expliqués (aucun dialogue à leur sujet), simplement représentés.
La mère jette du lait derrière le père quand il part en ville
La vieille dame fait le même geste rituel à l’arrivée de Nansal

d - La vie nomade ancestrale… et l’évolution d’un monde autour

La représentation de cette vie nomade ancestrale est mise en tension avec le monde moderne urbain. Mais celui-ci n’apparaît pas à l’écran : aucune séquence ne se déroule en ville, l’action est située uniquement dans les steppes, avec cette famille, comme si la réalisatrice voulait préserver ce monde précieux des influences extérieures. Si cet espace urbain est laissé hors-champ, il est néanmoins évoqué et présent par petites touches. Par exemple, dans les dialogues (le père qui rentre de la ville, Nansal qui prend le minibus, la petite sœur qui parle des maisons « où l’on peut faire pipi dedans ») ou à travers des objets contemporains. Ces incursions de la modernité dans l’espace naturel créent des contrastes et témoignent aussi du caractère superflu, non-essentiel du monde urbain, car ils sont dépeints de façon péjorative. Le propos du film est bien de « célébrer » la tradition contre une modernité superflue — un monde auquel il faudrait presque « résister ».

Regardons par exemple quelques objets. Il y a les véhicules (la moto du père, le minibus et la jeep pour les élections) et des objets du quotidien (la passoire ou la peluche). Ils sont présentés comme accessoires et / ou non esthétiques.

Par exemple, la passoire vert fluo fond avec la chaleur, contrairement à la louche en fer. Une signification se dégage : la tradition l’emporte sur la modernité.
Autre exemple. La moto a des couleurs rouges criardes qui tranchent avec les coloris épurés et naturels des lieux. Présentée en légère contre-plongée, elle semble avoir une taille démesurée, comme si on exagérait son importance. Pourtant, elle n’est pas essentielle : lors du déménagement, ce sont les animaux qui la transportent, clin d’œil amusant à ces objets parfois vains.
L’arrivée de la jeep, à la fin du film, vient là aussi troubler l’harmonie visuelle et sonore des lieux. Un mégaphone recouvre le bêlement des moutons. Mais la course du véhicule est cependant arrêtée par les animaux. Symboliquement, la tradition — le monde naturel et vrai — empêche ici la modernité d’avancer, lui fait obstacle, s’y oppose.
Les moutons stoppent la course de la jeep
Enfin, il y a ce chien en peluche aux gros yeux verts ramené de la ville par le père. Il souhaite peut-être, à travers ce geste, que Nansal transfère son attachement pour Tatoué vers cette peluche. Mais il n’y a pas photo. Ni pour Nansal, ni pour nous. La peluche est artificielle : ses coloris criards et désagréables, ses mouvements mécaniques et ses bruits stridents provoquent un effet d’étrangeté. La couleur et le son sont donc au service de cette défense de l’authenticité, de l’authenticité contre l’artifice.
Les moutons stoppent la course de la jeep

Mise en abyme : les objets du cinéma… à l’écran

Pour prolonger cette réflexion sur les objets, on peut développer une autre idée. Plusieurs motifs circulaires esthétiques qui émaillent le film semblent renvoyer au dispositif cinématographique. Par exemple, la manivelle de la machine à coudre peut rappeler le cinématographe ; la toupie, le kaléidoscope ; les éoliennes, la bobine d’un film ; la lampe torche, les éclairages au cinéma...
La petite sœur de Nansal est elle aussi spectatrice : elle observe la création du deel, comme si un film était « monté » / assemblé sous ses yeux.
Le cinématographe, appareil inventé par Louis Lumière et Jules Carpentier (1895), a une manivelle permettant de projeter le film.
La toupie que la vieille dame utilise fait penser aux jouets optiques du pré-cinéma, comme le zootrope. C’est d’ailleurs à partir du moment où la vieille dame tourne la toupie que commence le conte sur le chien jaune.

Le zootrope est un jouet optique inventé en 1834 par William George Horner et Simon Stampfer.
Enfin, les plans sur l’éolienne, fréquents dans le film, évoquent la bobine d’un film, et la lampe torche avec laquelle joue la petite sœur les éclairages du cinéma.
On peut voir que ces objets renvoient majoritairement à des techniques du début du cinéma voire du pré-cinéma. Ces références peuvent être interprétées de plusieurs façons. C’est d’abord une façon de rendre hommage à un art en rappelant son histoire, ses débuts, son inscription dans le temps. Mais c’est aussi une façon de transmettre un propos plus engagé en « célébrant » le cinéma traditionnel, simple, authentique voire non-commercial. Rappelons à ce propos que réalisatrice n’a souhaité tourner qu’avec une seule caméra, comme si elle « résistait » à toutes ces techniques employées par le cinéma moderne. De même, l’analogie au genre documentaire — souvent exclu des salles commerciales qui lui préfèrent les fictions — peut être vu comme une forme de résistance à un cinéma grand public, utilisant de grands moyens.