La comédie musicale, née avec l’arrivée du parlant, est le genre de tous les possibles, de toutes les prouesses, le spectacle à sensations par excellence — et le plus artificiel, aussi. Les numéros des acteurs-danseurs donnent lieu à toutes les excentricités, offrant au public des spectacles d’acrobaties toujours plus impressionnantes, voire impossibles…
Stanley Donen excelle dans cette entreprise.
Voyez par exemple ces deux extraits de Royal Wedding (1951). Le premier a été considéré comme l’un des numéros de danse les plus réussis de Fred Astaire. Le second est resté dans les annales pour l’inventivité de ses trucages…
Sunday Jumps (Royal Wedding, Stanley Donen, 1951)
You’re All the World to Me (Royal Wedding, Stanley Donen, 1951)
Trucages
La scène de la déclaration d’amour est révélatrice de cette pensée sur le cinéma. Don emmène Kathy dans un studio vide : il veut lui faire sa déclaration, mais a besoin d’un « décor approprié ». Il réunit donc tous les éléments romantiques nécessaires : un coucher de soleil en toile de fond, un fumigène pour « la brume des horizons lointains », etc. Le personnage organise la mise en scène de sa déclaration d’amour, avec pour modèle la scène du balcon de Roméo et Juliette, auquel le film a fait référence à plusieurs reprises avant cette séquence.
Mais le spectateur est mis à distance de la représentation romantique par l’artifice brut de sa mise en scène. Nous adhérons à cette représentation et, en même temps, nous n’y adhérons pas. Étrangement emprunte de réalisme — les décors sont assumés comme tels —, cette séquence redéploie le regard sur la nature du film lui-même. Nous retrouvons ici le projet annoncé dans la séquence d’ouverture. Après tout, un film n’est qu’une accumulation d’éléments artificiels, une composition fictive. Le début de la séquence est éloquent : le studio est vide, l’écran est sombre. Rien ne préexiste au film… pas même la réalité.
La déclaration
Espaces
Comme on l’a vu précédemment, le moteur du film n’est pas la musique, mais la danse. Son propos est donc fondé en premier lieu sur l’espace, son occupation, son traitement à l’image. En la matière,Chantons sous la pluie obéit globalement à deux régimes de mise en espace : celui des dialogues, et celui de la danse.
D’une part, les passages dialogués sont déroutants de platitude, littéralement. Les personnages sont en position frontale ou de profil devant la caméra lorsqu’ils dialoguent entre eux, sans profondeur de champ, sans mise en scène. De l’autre, de magnifiques creusements de l’espace, de superbes structurations scénographiques apparaissent dès lors que les personnages se mettent à danser ou à chanter.
Regardons à nouveau la séquence de la déclaration d’amour, la distinction entre les deux espaces y est nette. La discussion, dos au mur, caméra fixe ; puis l’entrée dans le studio et dans la partie dansée et chantée, faite de profondeurs de champ et d’envolées de la caméra.
Or, cette dichotomie stylistique correspond à une inversion des codes traditionnels : là où, classiquement, le naturel est dans la représentation de la vie et l’artifice sur scène, Chantons sous la pluie introduit une formule symétrique. Comme l’annonçait la première séquence analysée précédemment, ce serait là une façon d’affirmer l’aspect théâtral du monde réel, et la réalité sensible de ce qui appartient au monde de la scène.
Un conte ?
Le dernier plan du film évoque avec force un conte de fées qui s’achève : main dans la main, les héros regardent l’image de légende qu’ils ont réussi à forger et à laquelle ils se conforment en tous points. Sans aucun doute, ils vivront heureux longtemps et auront beaucoup d’enfants… À certains égards, Chantons sous la pluie pourrait être rattaché à la tradition du conte — sans fée, en l’occurrence.
Des personnages de conte
Le spectateur identifiera aisément des personnages marqués par les stéréotypes du conte. Ainsi le prince, Don Lockwood, a un vaillant écuyer, Cosmo, qui le conseille et le guide dans le droit chemin tout en s’effaçant derrière lui… Don rencontre une bergère, ou une Cendrillon, ou, plutôt… une petite sirène. D’une certaine manière, on peut reconnaître dans Kathy le personnage d’Andersen. Car, après tout, elle sacrifie à son « prince » l’un de ses attributs physiques. Non pas ses nageoires, mais sa voix.
Quant à la méchante, Lina Lamont, elle l’est irrémédiablement. Sans nuances, et jusqu’au bout, si ce n’est qu’elle est jolie. Heureusement sa voix, nasillarde et vulgaire, trahit sa nature de sorcière…
Quelques nuances : les épreuves du « prince »
Le cheminement du héros est ici moins balisé et repérable que les épreuves d’un conte traditionnel. L’initiation est discrète : son cheminement le mènera non pas du mal au bien, mais de la méconnaissance de certaines valeurs à leur pleine acceptation. C’est grâce à la femme aimée que le personnage de Don assumera son passé, ses origines pauvres, et deviendra meilleur comédien. Il s’agira pour lui de comprendre que le music-hall bas de gamme de ses débuts est tout aussi « digne » que les grandes productions de Broadway.
Le dénouement du film
Comédie de l’éternelle jeunesse
Si Chantons sous la pluie célèbre le cinéma et l’artifice, le film fête également la joie d’une jeunesse inaltérée.
Nostalgie d’une époque
Sans aucun doute, pour ses producteurs comme pour son public de 1952, ce film a constitué la célébration d’une époque révolue et regrettée. Celle des années folles, que les Américains appellent Roaring Twenties (« années vrombissantes » ou « années rugissantes »). Une période dorée de croissance et d’insouciance, brutalement interrompue par la crise de 1929. Suivront la récession des années 1930, puis l’entrée en guerre des États-Unis en 1941.
En 1952, ces épreuves sont passées et l’on se souvient avec nostalgie de l’énergie et de l’optimisme des années 1920. Chantons sous la pluie, véritable défilé « rétro » de modes musicales et vestimentaires, plonge le spectateur dans cette ambiance. Et n’oublions pas que, pour une partie du public de 1952, cette époque est aussi celle de sa jeunesse !
Désinvolture et insouciance
Sous la contrainte de placer le maximum de chansons du tandem Freed-Brown, les scénaristes sont parvenus à écrire un scénario merveilleusement enjoué et vivant, si gai qu'on en oublie qu'il reprend souvent le schéma du « film-revue ».
Par exemple, le grand ballet Broadway Melody — hommage au premier film musical de la MGM, sorti en 1929 et dont Arthur Freed signe la musique — est amené sous le prétexte le plus désinvolte : Don Lockwood raconte à son producteur un final dont il a eu l'idée.
Broadway Melody, 1929
Quant à Good Morning, qui réunit Kathy, Don et Cosmo à la fin d'une nuit de travail, il paraît d’une simplicité enfantine. Le trio déclare sa joie au monde entier en disant « bonjour » aux spectateurs dans plusieurs langues ! Cette séquence fameuse trouvera un écho dans une autre comédie musicale, donnant la part belle à la jeunesse : La Mélodie du bonheur (The Sound of Music, 1965, Robert Wise), lorsque les enfants de la famille Trapp chantent « Au revoir » aux invités de leur père en une demi-douzaine de langues…
Good Morning
So long, Farewell (The Sound of Music, 1965, Robert Wise)
Joies enfantines
Quant au solo de Gene Kelly, chanté et dansé sous la pluie (mais tourné en studio), il est pensé pour replonger le public dans des joies enfantines. « Pour m'aider, raconte Kelly, je pensais au plaisir que les enfants ont de jouer dans les flaques d'eau et décidais de redevenir un gamin pendant le numéro. »
Singing in the rain : "redevenir un gamin"
C'est cette innocence qui assure à la séquence la même éternelle jeunesse, la même candeur qui porte cet extrait au nombre des scènes majeures de l’Histoire du cinéma. Cette fraîcheur, qui marque les esprits, est sans doute pour beaucoup dans les reprises et détournements multiples dont la séquence a fait l’objet jusqu’à nos jours, dans la publicité notamment.
C’est aussi pourquoi, tout naturellement, quand Stanley Kubrick cherche à éveiller chez le public d'Orange mécanique (A Clockwork Orange, 1971) un choc et un sentiment de profanation, il fait chanter et danser « Chantons sous la pluie » à son héros, alors que celui-ci frappe un homme dont il s'apprête à violer la femme.