Émotion : au sens étymologique, « ce qui meut ». Dès ses débuts, le cinéma, qui met les images en mouvement, semblait donc tout disposé à être passeur d’émotions. Imaginaire et sensible, réunis dans une même expérience.
Aux origines : faire rire et faire peur
Précédant l’avènement du cinéma, de nombreuses formes de représentation des images ont été expérimentées. Les images elles-mêmes visaient à produire deux types d’émotions : la peur et l’hilarité.
Frissonner face au spectacle des images projetées : une expérience très en vogue en Europe dès le XVIIIe siècle. La lanterne magique y est en effet très à la mode. D’abord appelée « lanterne de peur », cet appareil d’optique est inventé au milieu du XVIIe à l’initiative de l’astronome hollandais Christiaan Huygens. Ancêtre de nos projecteurs modernes, son fonctionnement ressemble particulièrement à celui des diapositives : des images, peintes sur plaque de verre, sont amplifiées et projetées sur écran. Grâce à la superposition de verres mobiles, et/ou à la multiplication des optiques sur l’appareil, le projectionniste pouvait animer les images projetées, à la façon d’un fondu-enchaîné. Le spectacle ayant lieu dans l’obscurité, on comprend aisément que les apparitions lumineuses et mouvantes devaient susciter l’inquiétude — autant que la fascination.
À la fin du siècle, un homme, Etienne Robertson, profite de l’essor des pratiques pseudo-scientifiques et de véritables découvertes rendues publiques — notamment sur l’électricité — pour développer un nouveau concept : les fantasmagories. Présentées comme des séances de spiritisme à grande échelle, ces représentations prétendaient « faire parler les fantômes en public » à l’aide des techniques les plus modernes.
Le fantascope de Robertson était en fait une lanterne magique améliorée : outre les fondus-enchaînés, son dispositif lui permet également de produire des travellings, des passages soudains du flou nébuleux à la netteté des personnages. Autre idée révolutionnaire : Robertson dissimule son dispositif de projection derrière l’écran. Ainsi, les spectateurs stupéfaits ignoraient la source des images projetées — images toutes anxiogènes ; squelettes, démons et fantômes étant bien entendu le clou du spectacle. L’ajout de trucages et de bruitages achevaient de faire des fantasmagories les précurseurs des films d’horreur.
Des premières photographies jusqu’à l’invention du cinématographe, l’histoire du XIXe siècle est jalonnée de nombreuses expérimentations et inventions optiques. De nouvelles formes de spectacles apparaissent, puisant leur inspiration dans les récits populaires déjà en vogue depuis longtemps. Ainsi, les Pantomimes lumineuses d’Émile Reynaud s’inspirent de personnages de la culture populaire, de la commedia dell’arte, de l’univers forain. L’objectif est de divertir en faisant rire…
Pauvre Pierrot d'Émile Reynaud
Le cinéma des premières années s’inscrira dans cette double tradition, cherchant à provoquer des émotions fortes, positives comme négatives, chez son public. Les films de Georges Méliès n’échappent pas à la règle, oscillant entre la volonté d’amuser le spectateur, et celle de l’ébahir en produisant des récits jusqu’alors inimaginables. Avec Méliès et l’invention des effets spéciaux, le cinéma entre dans une nouvelle dimension : celle d’un spectacle unique en son genre, au potentiel d’émerveillement illimité.
Le chaudron infernal de Georges Méliès ( 1903)
Pour aller plus loin : la tradition du cinéma « grand spectacle » est évoquée dans le parcours thématique Géant et minuscule. On y rappelle en quoi le développement des trucages spectaculaires et la course à la démesure dans les productions des premières décennies ont contribué à faire du cinéma l’art des sensations fortes.
ÉMOTION PARTAGÉE !
Loin des spectacles populaires qui servent de modèle aux premiers « spectacles d’images », le premier dispositif de visionnage d’images animées en prises de vues réelles est un outil individuel. Le Kinétoscope de Thomas Edison ne dispose pas de système de projection : il s’agit de regarder directement la pellicule à travers une loupe. Ces premiers films, de quelques dizaines de secondes chacun, sont donc présentés à un spectateur unique, et en miniature.
L’invention des frères Lumière opère un changement de perspective radical. Avec le cinématographe, il s’agit de projeter l’image sur un écran — comme on savait le faire depuis longtemps avec les lanternes magiques. Ce changement de perspective inaugure aussi un nouveau mode de consommation des images, qui prévaudra jusqu’à la diffusion de la télévision dans les années 1950. Désormais, le plaisir de l’image animée, et les émotions qu’elle véhicule, se vivent à plusieurs. L’espace privilégié de la salle de cinéma et le cérémoniel de la séance sont immuables. Dans l’obscurité, les spectateurs font corps ; ils forment une communauté partageant la même expérience sensible.
L’ART DE LA REPRÉSENTATION : QUAND LE LANGAGE DES IMAGES PROVOQUE L’ÉMOTION
Art de la mise en scène, art complet qui fait à lui seul la synthèse de tous les autres arts — en associant images, musique, mots, expression du corps… Le cinéma dispose d’une multitude d’outils pour provoquer une émotion chez le spectateur.
Cette aptitude inégalée a d’ailleurs été très tôt comprise et théorisée, au fur et à mesure de l’évolution des techniques. Il en va ainsi du célèbre — et plus ou moins mythique — effet Koulechov, que l’on attribue au cinéaste soviétique du même nom. Koulechov aurait démontré que de la simple juxtaposition de deux plans, a priori dénués de lien, pouvait surgir un sens ou une émotion perçue par le spectateur.
Son expérience, réalisée avec un groupe d’étudiants, aurait été la suivante. Koulechov aurait sélectionné un gros plan sur le visage d’un homme, inexpressif. Il l’aurait montré à trois reprises à ses étudiants, en l’ayant au préalable monté avec trois plans très différents : un bol de soupe, le corps d’un enfant dans son cercueil, une femme allongée dans une attitude lascive. Les étudiants en auraient conclu que ces trois montages expriment tour à tour la faim, la tristesse, le désir.
Une tentative de reconstitution de l’effet Koulechov
Qu’elle soit véridique ou légendaire, cette expérience sur le montage révèle en tous cas une évidence. Toutes les composantes du cinéma — musique, couleur, valeur des plans… —, en synergie les unes avec les autres, peuvent prétendre à cette même faculté : la production d’une émotion, elle-même créatrice de sens.
L’émotion est d’ailleurs la porte d’entrée la plus évidente vers l’analyse de l’image. Car avant de s’interroger sur le sens, le premier geste consiste souvent à déterminer la sensation éprouvée. De la nature du ressenti — tristesse ? joie ? inquiétude ? —, on dégage plus aisément le procédé qu’il l’a induit — « comment cette émotion est-elle construite ? ».
Pour aller plus loin : l’intérêt de l’approche sensible du film en première intention d’une analyse, y compris avec les jeunes spectateurs, est expliquée et détaillée dans la ressource en ligne L’approche d’un film.
II - ÉMOTIONS INCARNÉES
Une autre incursion dans l’histoire des mots nous apprend que l’émotion esthétique se fonde sur la réaction du corps à l’œuvre à laquelle il est exposé. La sensation — c’est le sens du mot grec αἴσθησις [aisthèsis] — construit donc l’émotion, quelle que soit sa nature.
Le cinéma, qui n’est certes pas un art vivant — au contraire du théâtre, de la danse, de l’opéra…— n’est pas pour autant un art anesthésié — c’est-à-dire, privé de sensation, sans lien avec le corps. Il suffit pour s’en convaincre de s’intéresser à l’un des genres majeurs du cinéma des premiers temps : le burlesque.
LE BURLESQUE : UN GENRE QUI ACCOMPAGNE LA NAISSANCE DU CINÉMA
Le burlesque est hérité de différentes formes de spectacle vivant, ancrées dans la culture populaire : de la commedia dell’arte aux cabarets et music-halls, en passant par les pantomimes qui se développent en Angleterre au XIXe siècle. Il se distingue par un comique de l’absurde et de l’irrationnel, qui s’applique à tourner en dérision tout élément, situation ou personnage relevant du sérieux, de l’autorité. Ce comique repose sur l’enchaînement de gags, qui sont physiques et violents — comme l’indique le nom anglais du genre, slapstick, « coup de bâton ». Les corps sont souvent caricaturaux, et régulièrement malmenés au fil de situations absurdes où se suivent coups, chutes, chocs, poursuites…
Le burlesque fait irruption à l’écran aussitôt que le cinématographe est inventé. Dès 1895, Le Jardinier (L’Arroseur arrosé) des frères Lumière inaugure l’entrée du burlesque dans l’art cinématographique. Le film figure au programme des premières projections publiques et payantes de cinéma, à partir du 28 décembre 1895 dans le Salon indien du Grand Café à Paris.
Le Jardinier (L’Arroseur arrosé) , 1895
Le film a un tel succès que l’expression « arroseur arrosé » entre dans la langue, pour décrire un personnage dont l’activité ou les manières se retournent contre lui. L’Arroseur arrosé tranche pourtant avec les neuf autres « vues Lumières » qui composent ce programme, qui sont surtout documentaires ; c’est par exemple le cas de La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, connu pour être l’un des tous premiers films de l’histoire du cinéma.
La Sortie de l’usine Lumière
Le burlesque devient ainsi l’un des genres dominants dans les premiers temps du cinéma. Il est largement représenté par de grands noms qui restent aujourd’hui des références en la matière : Chaplin bien sûr, mais aussi Buster Keaton, Mack Sennett, Charley Bowers, Max Linder, Laurel & Hardy — qui poursuivent leur carrière dans le cinéma parlant —, etc. S’il est typique de l’ère du muet, le burlesque reste bien vivace après l’avènement du cinéma parlant ; ce sont les films de Jacques Tati, Pierre Étaix, Jerry Lewis, Pierre Richard, Abel et Gordon...
FAUX-SEMBLANTS ET ERREURS DE PERCEPTION : QUAND L’IMAGE JOUE DES TOURS À NOS SENS
Les sens à l’épreuve du réel
Éprouver le réel tout en se délestant de son poids : voilà un programme des plus réjouissants, qui vise à une forme d’émancipation des émotions et du regard. Le cinéma burlesque s’y emploie en multipliant les impossibilités physiques, sensorielles, temporelles. Les objets ont bien souvent une masse improbable, trop lourds ou trop légers, au grand étonnement du personnage qui en fait les frais — et du spectateur, par ricochet. Ces mêmes objets agissent avec une volonté propre ; ils se transforment, prennent une fonction inattendue…
Cette distorsion du réel, qui perturbe nos sens et nos repères, évoque également l’univers du merveilleux et un certain regard enfantin porté sur le monde. Le burlesque regorge d’ailleurs de personnages adultes qui subissent des « poussées » d’enfance irrépressibles, des moments régressifs, ou des accès d’inventivité dont procèdent souvent les catastrophes.
Egged On : Charley Bowers dans Pour épater les poules (Egged On, 1926). Bricolo, stupéfait de constater que la voiture a « couvé » les œufs qu’il avait cachés sous le capot. Le voilà submergé de poussins-voitures !
Walking : Dominique Abel dans Walking on the Wild Side (2000). Célibataire très immature, il va bientôt comprendre l’ampleur du quiproquo qu’il a déclenché.
Charley Bowers dans Pour épater les poules (Egged On, 1926)
Un genre qui touche au surréalisme
Libres associations d’idées, action mue par le hasard, situations absurdes, détournements d’objets, variations et répétitions d’un même motif… Tous ces principes développés dans le cinéma burlesque abondent également un autre courant artistique : le surréalisme.
Burlesque et surréalisme partagent en effet un certain goût pour la provocation. Il s’agit de d’engendrer chocs esthétiques et étonnement, quitte à provoquer autant le dégoût que l’amusement.
Ainsi la première scène d'Un Chien andalou (1929) de Luis Buñuel constitue-t-elle un choc : gros plan sur un oeil tranché au rasoir par le cinéaste lui-même. Cette première et violente apparition du réalisateur espagnol à l'écran nous donne une clé pour appréhender le discours cinématographique qui suit : notre regard est sur le point de se défaire de ses habitudes de spectateur, pour entrer dans un univers autre, où l’habituel invisible devient visible, et l’intangible devient sensible.
On citera aussi, un peu plus tard, le travail de Norman McLaren qui s’intéresse aux objets qui prennent vie, qui prennent corps — littéralement. C’est par exemple le cas du fameux Il était une chaise (A Chairy Tale, 1957), réalisé avec Claude Jutra, qui part d’un problème tout simple. Un homme souhaite s’asseoir sur une chaise ; la chaise refuse, à moins que l’homme accepte qu’elle s’asseye sur lui…
Il était une chaise (A Chairy Tale, 1957), réalisé avec Claude Jutra
Les vidéastes et créateurs d’aujourd’hui ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit de provoquer l’étonnement et le sursaut des sens. Parmi eux, l’agence de création britannique Mainframe, qui réalise propose au public For Approval, en 2017 : une succession de séquences très courtes, qui mettent en question les lois physiques…