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Analyse de séquence : « Batbayar a disparu »

L’analyse filmique : objectifs et méthode

L’analyse filmique est un exercice qui peut être pratiqué en classe de façon collaborative. Il vise à approfondir la compréhension de la séquence d’un film en décrivant finement puis en interprétant les procédés de mise en scène choisis par les cinéastes. Pour commencer l’exercice, on peut tout simplement mettre en commun, à l’oral, les émotions ressenties par les élèves, pour ensuite identifier les procédés visuels et sonores qui ont pu en favoriser l’émergence. Pour plus de détails, on peut se reporter à ce dossier : normandieimages.fr/approchedunfilm/

Situation et enjeux du passage

C’est l’avant-dernière séquence du film. Alors que la famille s’achemine vers un nouveau lieu, la mère réalise tout à coup que Batbayar a disparu. Le père part au galop pour retrouver son fils. Mais Tatoué, resté sur place, attaché à un piquet, parvient à se libérer et arrive avant le père pour sauver le bébé des vautours menaçants. Cette séquence repose sur un renversement, où Tatoué passe du statut d’animal de mauvais augure, rejeté par le père, à celui de protecteur et de héros. Afin de mettre en lumière cette reconnaissance qui dénoue l’intrigue de façon heureuse, cette séquence utilise de nombreux procédés de dramatisation, qui s’inscrivent dans la dimension fictionnelle évoquée ci-dessus.

Une séparation émouvante

Dramatiser, c’est raconter une histoire de façon à créer une participation émotionnelle du spectateur. Le début de la séquence est par exemple raconté depuis le point de vue de Nansal, ce qui contribue à rendre la scène émouvante dans la mesure où nous nous identifions à la fillette.

La séquence commence par le départ du convoi : les carrioles sont chargées, les animaux sont attelés, comme le montre l’arrière-plan. On entend le chant de la mère qui accompagne ces images. Un plan rapproché découvre le visage de Nansal. Cette échelle de plan souligne ses émotions et crée un lien intense avec le personnage. Sa main posée sur la moto donne l’impression qu’elle « s’accroche » afin de ne pas perdre pied, émue par la situation.
Le contrechamp explique pourquoi. Elle fixe Tatoué, attaché à un piquet, jappant, à côté de la louche usagée en plastique vert fluo — le chien est donc laissé pour compte, au même titre que ce déchet. Puis un plan quasi-subjectif (c’est comme si nous étions à la place de Nansal) favorise notre identification. On filme en effet depuis la carriole, ce qui crée un léger travelling arrière et nous fait ressentir la distance séparant progressivement Nansal du chien. La carriole étant en mouvement, il y a aussi de légers tremblements dans le champ, révélateurs du désordre des émotions qu’éprouve Nansal à cet instant.
Des plans d’ensemble, toujours accompagnés par le chant de la mère, dévoilent ensuite l’avancée de la famille dans les steppes. Un pont est traversé qui marque le passage d’un seuil, le départ vers un nouveau lieu, et peut aussi signifier une ellipse temporelle. Le père, au premier plan, guide les animaux tandis que la petite sœur de Nansal s’endort sur une couverture. Le rythme est assez lent.

Mais Nansal saute de sa carriole pour ramasser une ceinture orange, celle de Batbayar. C’est le signal. La mère ordonne au père de s’arrêter. Un mouvement de caméra (caméra épaule) montre la mère découvrant l’absence du bébé. Le plan rapproché permet de lire la panique sur son visage. Le père, filmé en contre-plongée (la caméra est placée en-dessous du sujet), vérifie lui aussi le panier puis saute sur son cheval pour s’élancer au secours de son fils.

Au début de la séquence, on trouve donc majoritairement des plans longs et fixes, tandis qu’à partir de la découverte de l’absence de Batbayar, des plans courts et en mouvement sont utilisés, qui créent un rythme et communiquent l’affolement et l’angoisse de la famille avec laquelle on entre en empathie. On se demande ce qui est arrivé à Batbayar, s’il est en danger, où il se trouve, etc.

Créer du suspense : bande-son et montage alterné

La suite de la séquence génère un effet de « suspense » ou « d’attente anxieuse ». En effet, dès le départ du père à cheval, une musique s’élève. C’est un thème aux tonalités sombres et angoissantes, joué avec un instrument traditionnel mongol, le morin khuur (une vièle surmontée d’une tête de cheval).
Le morin khuur, instrument mongol traditionnel
Il est interprété en pizzicato et non à l’archer. Cette technique de corde pincée semble refléter dans la séquence l’écoulement du temps, donnant l’impression qu’un « compte à rebours » a commencé. Cette musique est extra-diégétique : elle ne provient pas d’un instrument de musique présent dans le champ (elle n’existe que pour les spectateurs). Empathique, elle épouse à la fois les émotions des personnages mais aussi les soubresauts de l’action, en créant une progression, une courbe. Elle soutient donc le suspense (on peut visionner la séquence avec / sans le son pour s’en rendre compte).
La ligne de fuite de ce plan d’ensemble dirige notre regard vers un espace incertain qui peut exprimer l’incertitude, l’angoisse, la possibilité d’un échec, etc.
Après le départ du père, on raccorde ensuite sur l’espace où se trouve Batbayar et Tatoué. C’est ce que l’on appelle au cinéma un montage alterné. Ce procédé cinématographique, filé tout au long de la séquence, juxtapose des actions qui se déroulent en même temps mais à des endroits différents, et qui ont vocation à se rejoindre. Ce montage est à l’origine ici d’une situation « d’ironie dramatique » : le spectateur dispose d’informations que les personnages ignorent.

Un premier plan assez long découvre ensuite Tatoué, baillant, la gueule ouverte. La musique a cessé, comme pour souligner que l’animal est pour l’instant en dehors de l’action et inconscient du drame qui se profile.
Ce plan désamorce la tension dramatique en créant une touche d’humour

Créer du danger : représentation d’une nature hostile

Car le danger est construit progressivement, notamment par la représentation d’une nature hostile pour un enfant sans protection, ce qui accroît l’effet « d’attente anxieuse ». La menace provient d’abord des airs. Des charognards, symboles de la mort, dont on entend les cris, semblent fondre sur nous, comme le suggèrent les contre-plongées (la caméra est placée en-dessous du sujet).
La composition du plan — le rapace occupe une place importante dans le cadre avec ses ailes déployées —, et l’angle de prise de vue frontal renforcent le caractère inquiétant de ces vautours qui dépècent une carcasse.
On retrouve ensuite dans un plan d’ensemble Tatoué et Batbayar qui jouent. Tatoué tente de retenir l’enfant, comme s’il voulait le protéger. Mais l’enfant fixe quelque chose au loin. On découvre ce dont il s’agit par un contrechamp (c’est donc un raccord regard). L’enfant observe les charognards qui sont cette fois-ci plus nombreux. Intéressé par ces volatiles et inconscient du danger, Batbayar se dégage des pattes de Tatoué. Le thème musical reprend alors.

Un plan large représente ensuite la course du père dans les steppes. Ce travelling d’accompagnement nous embarque dans l’action en nous transmettant de façon presque kinesthésique la sensation de la traversée de l’espace. Ce mouvement de caméra rend compte de l’urgence de la situation, de l’angoisse du père mais aussi de cet élan du cœur qui le guide instinctivement vers son fils.
Le montage alterné est ensuite filé : on passe du lieu où se trouve Batbayar et Tatoué à celui traversé par le père. L’urgence de la situation se renforce, car si la menace pour Batbayar était d’abord céleste, elle devient ensuite terrestre. Par exemple, l’étendue d’eau au second plan — un espace plutôt apaisant dans la première partie du film — incarne soudain une menace. L’enfant s’en approche, inconscient, et pourrait s’y noyer. Le décor rappelle alors la fragilité et la vulnérabilité de l’être humain.
Les jappements de Tatoué accentuent la sensation de danger. La position du chien dans ce plan reflète d’ailleurs la nôtre : nous sommes spectateurs de la scène, angoissés et impuissants.
Tandis que la course du père continue (filmée en contre-plongée quand il traverse le pont, ce qui lui donne un caractère héroïque), l’enfant s’approche toujours plus dangereusement des vautours. Heureusement, Tatoué parvient à se libérer...
Ce gros plan est un procédé de dramatisation qui éclaire les étapes principales de l’action. Dramatiser consiste aussi à mettre en avant certaines choses pour ne pas tout mettre au même niveau d’importance.

Tatoué, un héros hors du commun

De prime abord, Tatoué ne semblait donc pas le héros désigné. Pourtant, la séquence va l’ériger comme tel, notamment par des procédés de personnification. Des caractéristiques et réactions humaines vont être attribuées à l’animal ; par exemple, un comportement protecteur et des réactions témoignant de sa conscience du danger.

En se détachant, Tatoué prend ainsi la place du père, le relaye. Il devient acteur, là où quelques instants plus tôt il était littéralement moins que rien — aussi inutile que la louche fondue. C’est ce qu’exprime à la fois le montage alterné où la fonction protectrice du père semble se transférer au chien, mais aussi le thème musical qui crée une continuité entre les deux personnages.
On suit ensuite la course de Tatoué, entrecoupée de plans rapprochés sur les vautours et Batbayar qui s’en rapproche. Le chien arrive évidemment à temps. Une fois la menace écartée, la musique cesse, le calme revient, comme le montre aussi le vautour qui marche d’un pas lent.

Une scène de reconnaissance

Le père arrive peu après. En regardant le ciel, il comprend que Tatoué a sauvé la vie de Batbayar. Cette prise de conscience permet au père de « reconnaître » enfin cet animal qu’il pensait dangereux. Le plan rapproché met en évidence cela : pour la première fois dans le film, le chien est filmé de près, « comme un humain ».
En sauvant Batbayar, le chien a remporté « une épreuve qualifiante » qui fait de lui un héros. Les trois personnages sont réunis dans le même cadre : le dénouement est heureux. Le père retire ensuite la ficelle de l’animal. Ce geste peut être interprété comme un signe de considération : Tatoué, libéré, peut suivre la famille. Mais c’est aussi une manière de le « délier » métaphoriquement de sa condition animale, en le considérant comme un humain, ce qui est possible quand on croit en la réincarnation.