« Parce qu’une Princesse refuse d’épouser son père. Parce qu’un âne fait bêtement des crottes d’or. Parce qu’une rose qui parle vous regarde toujours dans les yeux. Parce qu’une fée tomba amoureuse et que cela ne se fait pas. Parce qu’un Prince a su rester charmant. Parce qu’enfin cette histoire de doigt et d’anneau, de vous à moi, c’est fort curieux. »
Jacques Demy
1 - Sur l’enfance de Jacques Demy
Le petit Jacques Demy découvre Blanche Neige à sa sortie sur les écrans en 1938. Il a 7 ans et cette projection s’inscrit dans sa mémoire à jamais : « Je fus terrorisé, puis enchanté, puis fasciné, puis envoûté ».
Voici un extrait d’un des dialogues de Jacquot de Nantes, film hommage réalisé par son épouse, Agnès Varda, en 1991. La scène se passe à la sortie de la salle de cinéma :
un copain : Lui, il a le béguin pour Blanche-Neige !
Jacquot : Dis pas ça !
un copain : Tu m’as dit l’autre jour que c’est elle que tu voudrais.
Jacquot : J’ai pas dit ça mais elle est bien. Elle chante toujours. Quand elle balaie, elle chante. Quand elle fait la vaisselle, elle chante et quand elle fait des gâteaux, elle chante aussi.
BA Jacquot de Nantes
Le petit Jacques est également fasciné par les spectacles de marionnettes du théâtre de Guignol qu’il recrée dans le garage de ses parents. Il y rejoue Cendrillon, La Belle au bois dormant et… Peau d’âne. Jacques devient un cinéphile assidu et découvre au ciné-club de Nantes Les visiteurs du soir et Les enfants du paradis de Carné, Les Dames du bois de Boulogne de Bresson, La règle du jeu de Renoir sans oublier les films de Cocteau dont… La belle et la Bête. Il y aime les comédies musicales américaines : Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly, West Side Story de Robert Wise… Il admire Hitchcock et Orson Welles.
2 - Une adaptation moderne de Perrault
Demy introduit dans son film des références directes à l’univers des contes de Perrault : on citera le carrosse qui se transforme en charrette et la princesse en souillon. Transformation qui a lieu au beau milieu de ses songes, tout comme Cendrillon devant rentrer avant minuit sous peine de voir son carrosse redevenir citrouille.
On pourra relever avec les élèves le trucage volontairement simpliste de Demy pour cette transformation qui s’effectue en un simple changement de plans.
Autre référence, les forêts qui ont toujours inspiré les contes. Elles peuvent représenter le danger et la peur de se perdre (Le Chaperon rouge, Le Petit poucet). Mais elles sont également parfois un lieu protecteur. C’est le cas de Peau d’âne.
La cabane de la forêt, que Peau d’âne nettoie, évoque celle de Blanche Neige (que Demy a tant aimé enfant). Un lieu transitoire pour elle, qui découvre sa liberté et prend sa vie en main.
Perrault aborde la question de l’inceste et la sortie de l’enfance. Ce conte initiatique est bien entendu ponctué d’épreuves, de rites de passage. Le conte de Perrault offre déjà plusieurs niveaux de lecture : il s’adresse aux enfants mais contient un important matériau transgressif. Cette dichotomie intéresse particulièrement Demy et il va s’attacher à en révéler la densité.
« Je voulais avoir d’un côté le sujet enfantin, merveilleux, qui plairait aux gosses et la vision adulte d’un récit complètement pervers, devant lequel le public se mettra ou non des œillères suivant son degré de puritanisme. Le scénario est truffé de pièges. C’est l’histoire d’une libération. Au début du voyage, il y a les fantasmes, puis le passage dans l’autre monde provoque une série de déblocages avec la scène du rêve, puis celle de l’essayage de l’anneau… »
Jacques Demy
« Il y a, comme dans beaucoup de contes de fées […] quelque chose d’un peu plus mystérieux, d’un peu plus subtil, que les enfants ne voient pas. […] Si un enfant vous raconte l’histoire, il vous dira : c’est une princesse qui est amoureuse de son papa — et toutes les filles veulent épouser leur papa, il n’y a rien de mal à cela — et les grandes personnes verront des choses plus troubles. »
Catherine Deneuve
3 - Le fruit de rencontres artistiques
Demy aime la culture populaire, et il aura toujours le désir d’être et de rester un cinéaste « grand public ». Mais pour mieux appréhender Peau d’âne, il faudra garder à l’esprit la curiosité artistique de Demy : son goût pour la peinture, pour la lecture, pour la musique et pour les rencontres artistiques parfois improbables comme celle qu’il effectue ici entre les univers de Cocteau et de Disney.
En effet le film est aussi un hommage explicite à l’univers de Jean Cocteau. Demy détient ainsi une copie 16mm du film La Belle et la bête qu’il se projette plusieurs fois par an avant de réaliser Peau d’âne.
Choisir Jean Marais pour le rôle du souverain bleu quelques 25 ans après La Belle et la bête, lui apparaît ainsi comme une évidence. Certains plans avec l’acteur semblent d’ailleurs être des citations directes du film de Cocteau.
L’influence de Cocteau se ressent également dans l’approche cinématographique et poétique du merveilleux :
« Jean Cocteau m’avait dit qu’il ne fallait jamais s’écarter de la réalité, que la poésie était une chose insaisissable, qu’on ne savait pas ce que c’était […] mais qu’elle était partout, qu’elle était dans la vie… […] j’ai fait comme ça ! C’est à dire que j’ai pris le film comme un film réaliste, avec des trucages simples de caméra : des ralentis, des accélérés, des marches arrière, des choses qui sont évidentes et qui sont toujours très belles »
Jacques Demy
Ainsi en va t-il de l’utilisation du ralenti dans cet extrait :
On pourra, avec les élèves, relever ces trucages simples qui jalonnent le film. On pourra même en reproduire certains comme la surimpression, la marche arrière, etc.
4 - Un film de son époque
En 1965, Demy s’installe pour quelques temps à Los Angeles où il découvre la pop culture et la beat génération… Il y rencontre de nombreux artistes émergents, dont Jim Morrison qui deviendra son ami.
Peau d’âne est emprunt de cette culture psychédélique. Par exemple, la chanson « Rêves secrets d’un prince et d’une princesse » est un véritable appel à enfreindre les interdits : « Nous ferons ce qui est interdit, nous ferons des galipettes, nous irons ensemble à la buvette, nous fumerons la pipe en cachette… Mais qu’allons nous faire de tous ces plaisirs ? il y en a tant sur terre… » Et effectivement, cette séquence nous montre les deux jeunes gens « faire des galipettes », se donner mutuellement à boire et fumer une pipe à la fumée bien épaisse.
Avec l’adaptation d’un conte du XVIIe siècle, Demy nous parle donc de son temps et de son époque. Il en va également ainsi de la musique écrite par Michel Legrand :
« Pour faire naître la féerie, il faut une partition oscillant entre le baroque, le jazz et la pop. Comme le film lui-même : un télescopage singulier entre l’univers des contes de fée, celui de Cocteau et les couleurs du pop art, découvertes par Jacques en Californie. J’aime l’image des chevaux rouges traversant la verdure d’une forêt d’été. Comme si Warhol tendait la main à Perrault. »