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LA DESCRIPTION

Certains enseignants nous avouent ne pas se sentir légitimes sur le travail du film : ils ne seraient "pas spécialistes" et n’en "maîtriseraient pas les codes".

Ce que l’on appelle les codes, le langage, ou même la grammaire cinématographique, sont en fait des techniques de représentation qui ont été élaborées de manière empirique : des vues Lumières (un seul plan fixe), on passe au film comprenant du montage en très peu de temps. Il suffit de rappeler que "Le voyage sur la lune" de Méliès ne date que de 1905.
Les réalisateurs cherchent et trouvent peu à peu des techniques de montage propres à la narration cinématographique, comme les raccords par exemple .

Mais ils le font en tenant compte des capacités interprétatives que possédait déjà le spectateur sans exiger de lui un effort mental. Ces fameuses règles qui font peur aux novices ont simplement pour objectif de faciliter la compréhension spontanée.

C’est ce qui explique d’ailleurs le succès universel et instantané du cinéma : le public n’eut besoin ni d’apprentissage, ni d’adaptation importante pour entrer dans une salle et voir un film.

Le cinéma est un art de la représentation : essayons donc simplement de décrire un film avant de l’interpréter.
Nous vous proposons l’exercice avec l’ouverture du film Mon Oncle de Jacques Tati (École et Cinéma).

Pourquoi Tati ? Parce que son cinéma à la (fausse) réputation d’être un cinéma d’érudits, difficile à comprendre, demandant un effort de concentration.
Or rien n’est plus simple que regarder un film de Tati : tout est dans l’image.


A cet égard, l’ouverture de Mon Oncle est exemplaire : le ton et l’esprit du film nous sont dévoilés en seulement 22 plans et en 5min 38.
Elephant Gus Van Sant
Volontairement sans vocabulaire technique et sans connaissance cinématographique particulière, la simple description nous permettra une première rencontre très riche avec le cinéaste et son film. Une seule consigne : prêter attention aux lignes et aux courbes.
Pour ceux qui souhaitent néanmoins utiliser les termes techniques, ceux- ci sont ajoutés en italique.
Plan 1
On aperçoit une grue derrière des panneaux de chantier : tous les mêmes, rectilignes mais avec des extrémités arrondies.
La caméra descend vers le bas (panoramique haut-bas) et l’on s’aperçoit que c’est le générique qui est inscrit sur les panneaux.
La limite des panneaux divise l’image (plan) en deux parties. Dans celle de droite, on aperçoit un bâtiment neuf mais aussi des ouvriers dont un avec un marteau piqueur. On peut également remarquer des gravas que l’on dégage.
Le son est désagréable : c’est celui des outils de chantier.
Plan 2
La caméra est légèrement inclinée vers le haut (contre-plongée).
Nous continuons sur les panneaux rectilignes qui supportent le générique.
On voit derrière ceux-ci (second plan) un bâtiment en cours de construction ainsi qu’une grue.
Tandis que cette dernière s’avance, presque menaçante, la caméra descend à nouveau le long des panneaux (panoramique haut-bas) .

Interprétation proposée :
Il s’agit donc à la fois d’une destruction et d’une construction : les bâtiments qui étaient là doivent laisser la place aux nouveaux.

L’image disparaît (fondu au noir).
Plan 3
L’image réapparaît (ouverture au noir). C’est un tout autre décor que nous découvrons : une ruelle, de vieilles maisons de pierres, un vieux réverbère, de l’herbe qui pousse sur le trottoir et du lierre sur un mur.

Le titre du film est écrit à la craie. On pense à une écriture d’enfant. On est loin des panneaux rectilignes vus auparavant.

Le bruit des outils de chantier à laissé place à une musique jouée au piano, douce, elle aussi presque enfantine.

Un groupe de chiens apparaît. Alors que l’on croit d’abord voir des chiens errants, il y en a un qui se distingue des autres : il porte un collier et un manteau.

Après les images du générique et du chantier, ce réverbère (seule ligne vraiment droite), ces trottoirs, ces briques semblent déjà appartenir au passé.
Plan 4
On retrouve les chiens qui semblent prendre beaucoup de plaisir à explorer les vieilles poubelles de fer, cabossées et pleines posées au pied d’un réverbère.
Le thème musical est maintenant joué par guitare et accordéon.
Plan 5
Élargissement du plan précédent : on découvre une rue. Elle est plus large que la précédente, les trottoirs sont plus grands.
On voit toujours quelques poubelles mais on remarque plus de ligne droite (la rue, le réverbère…) que de courbes. Le groupe de chiens continue son exploration.
Plan 6
Caméra orientée vers le bas (plongée) sur des poubelles dans le caniveau où de l’eau coule. Elles sont en fer et cabossées. Des détritus jonchent le sol.
Entre par la droite de l’image (cadre) , le petit chien au manteau qui renifle détritus et poubelles.
Visuellement, la ligne droite du trottoir s’oppose aux courbes des poubelles.
Plan 7
Tout ce qui se passe ici pourrait avoir eu lieu au XIXème siècle.
Outre les chiens qui entrent et sortent à leur guise de l’image (plan), et qui donnent ainsi une impression de liberté, on voit une charrette de chiffonnier (métier aujourd’hui disparu qui récupère des objets usagés), attelée à un cheval.
Tout semble sale : détritus qui font toujours le bonheur des chiens, poubelles, herbe poussant sur la chaussée, murs et fenêtres closes des maisons...
Mais s'ils partagent le même espace, la joie des chiens s’oppose au travail de l’homme.
La musique continue. On entend également le bruit des sabots du cheval et de la charrette qui démarre.
Plan 8
On retrouve le son du cheval et de la charrette (raccord son) nous annonçant son entrée dans l’image (cadre).
Un certain ordre des choses s’impose peu à peu : la rue est encore plus large. Elle forme une ligne droite et possède de larges trottoirs propres. Il y a toujours la présence des poubelles mais celles-ci sont espacées régulièrement.
Aux lignes horizontales de la rue répondent les verticales du réverbère et de la colonne Morris qui délimitent l’image à gauche et à droite (on parle de cadre dans le cadre).
Les chiens suivent, toujours joyeux, la charrette du chiffonnier.
Plan 9
Voici peut-être le plan le plus emblématique de l’ouverture du film (mais il s’agit là d’un énoncé subjectif, donc propice à la discussion).
Devant nous (premier plan), un vieux mur effondré dont il ne reste pratiquement plus que des gravats où poussent de mauvaises herbes. Sur les restes de ce qui fut une maison s’accrochent encore des volets, un ancien réverbère cassé et une barrière en fer forgé.
Le chiffonnier passe derrière ce mur (second plan).
Derrière lui (arrière-plan) s’impose un tout autre paysage : une barrière de béton, des immeubles neufs, un réverbère bien droit et moderne.
Notre chiffonnier passe, au bruit des sabots de son cheval sur le bitume, une frontière entre deux mondes : l’ancien (plus que délabré et voué à disparaître) et le moderne, propre et neuf. Nous sommes, là encore, déjà dans une interprétation de ce que Tati nous donne à voir.
Plan 10
La musique est toujours présente (raccord son) mais on n’entend plus le son de la charrette du chiffonnier.
L’homme du monde ancien semble avoir disparu.
La route est courbe mais nette. L’herbe est tondue.
Des lignes sont dessinées au sol pour indiquer le chemin à suivre.
Les chiens traversent l’image (plan) en suivant cette voie. Seul le dernier d’entre eux, qui se fait un peu attendre, transgresse l’interdit et traverse la pelouse.
Plan 11
On a changé d’univers.
L’image (plan) est constituée de lignes et d’angles droits. Les lignes droites qui déterminent le sens de la circulation, mais aussi des murs, des réverbères… ou de feux de circulation....
Le chemin est balisé et ne nous propose aucune échappatoire puisque notre vision du fond de l’image (profondeur de champ) se heurte à un mur sur lequel se trouve une flèche aussi rouge que le feu !
Il n’y a plus ni saleté, ni herbes folles, ni désordre. Plus de couleurs non plus mais de multiples nuances de gris.

Interprétation proposée :
Maîtrise de l’espace mais aussi interdictions et obligations. Seul notre petit groupe de chien apporte un peu de vie dans ce paysage.
Plan 12
Une maison moderne. On ne peut que l’apercevoir car notre vision est obstruée par un portail imposant. Là encore, tout est lignes : bleues, blanches ou grises (couleurs froides).
Le tout donne une forte impression d’uniformité.
On remarque les deux ronds formés par les fenêtres. On pense inévitablement à des yeux, ceux de la maison. Ces fenêtres semblent plus faites pour surveiller que pour laisser entrer la lumière.
La musique laisse place à un bruit mécanique qui rappelle le son du premier plan.
Notre petit chien au manteau est le premier à entrer dans l’image (plan), accompagné par ses compagnons.
Plan 13
La caméra est orientée vers le bas (plongée) sur le petit chien au manteau qui passe la barrière en se glissant entre les grilles. Au passage, il arrache son manteau.
Plan 14
Le petit chien nous a permis de rentrer dans la propriété.
Le décor est la aussi dominé par les lignes : droite ou courbes, elles ont pour point commun d’être contraignantes. Même la nature est assujettie à ces cadres tracés au sol : carrés de pelouse, carrés de graviers… On remarque également un bassin avec une sculpture de poisson. Les arbres eux-mêmes sont taillés en angles droits. L’interprétation possible de ce plan pourrait être que ce décors ne laisse pas de place pour le désordre ou l’aléatoire. Notre petit chien traverse le décor en prenant soin de bien suivre le chemin tracé. Il est visiblement chez lui.
On aperçoit quelque chose qui passe et repasse sur la vitre et qui semble avoir une vie autonome. Cette chose est associée au bruit. On comprend que cette chose nettoie.
Alors que le bruit (d’aspirateur ?) continue, une femme habillée de vert sort et prend le chien dans ses bras. Elle semble scandalisée en le voyant revenir ainsi, le manteau déchiré comme une mère qui retrouverait son enfant qui aurait abîmé ses vêtements.
On n’entend pas ce qu’elle dit car le bruit continue.
Plan 15
Les autres chiens ne passeront pas la frontière du portail mais observent. On pourrait interpréter ce plan en le rapprochant de l’image d’un groupe de copains qui savent que celui qui est entré va se faire disputer.
Le seul son reste celui du robot ménager.
Plan 16
On retrouve la même image (angle de prise de vue) que le plan 14 mais avec une vue (le cadre) un peu plus large. La maison est une somme de cube.
Cette fois, c'est un homme, en costume, qui se trouve sur le pas de la porte. Il boit un café. En majesté, il se tient sur le pas de son domaine et est débarassé de sa tasse vide par la femme.
On remarque l’importance du son et on suppose vite que les bruits de la tasse que l’on repose sur la soucoupe ou ceux des pas de la femme ne sont pas « naturels» (bruitage).
L’interprétation possible est que cette utilisation du son donne une impression très artificielle à l’ensemble.
Plan 17
On s’est rapproché du couple (plan moyen). Toujours pas de dialogue mais des bruitages très présents.
Le vêtement vert de la femme fait des bruits de plastique.
Elle continue de nettoyer sa maison tout en servant l’homme qui allume une cigarette.
On remarque trois petits tapis en forme de cercle sur le pas de la maison. L’homme se tient droit sur l’un d’eux qui semble être "le sien" puis sort de l’image (cadre) suivi par la femme qui nettoie sa serviette.
Plan 18
La femme tend la serviette à son époux qui sort de l’image.
Elle en profite pour nettoyer le pot du cactus.
On entend le bruits des pas de l’homme qui s’éloigne.
Plan 19
Devant nous (premier plan) se dressent le poisson fontaine, trois petits arbustes bien taillés puis (second plan) le garage.
Le jardin est clos et notre œil se heurte aux murs (il n’y a pas de profondeur de champ).
On n’entend que les pas de l’homme.
Interprétation possible : cela peut donner l’impression d’un monde fermé sur lui-même.
Plan 20
Notre vue se heurte une nouvelle fois à un obstacle. Ce n’est pas n’importe lequel puisqu’il s'agit du portail qui protège ce petit monde de l’extérieur (Nous sommes déjà ici, en partie, dans une interprétation).
On entend les bruits des vêtements de la femme et on perçoit (effectivement) une toile verte entre les barreaux.
Elle ouvre et immédiatement, avec le sourire, nettoie son portail !
Ce faisant elle disparaît hors de l’image (hors champ) et nous “permet” de voir la maison (on pourrait interpréter l’ouverture du portail comme les rideaux d’une scène de théâtre).
Un enfant apparaît. Il court en balançant son cartable (qui ressemble à la serviette de son père), mais en prenant soin de respecter le chemin. On repense alors au troisième tapis vide devant le seuil de la maison (voir plan 17).
Son arrivée met un peu de mouvement dans ce monde qui paraissait alors aussi figé que le poisson fontaine.
Il s’arrête sagement là où il semble devoir s’arrêter.
Le petit chien avec le manteau apparaît derrière lui, comme un double (une interprétation suscitée par le souvenir du début du film).
La voiture arrive et s’arrête devant l’enfant.
Plan 21
La femme est de nouveau à l’image. L’enfant ouvre la portière de la voiture et monte. Sa mère en profite pour nettoyer son cartable… Quand la portière se referme, elle nettoie la poignée... Et quand la voiture démarre, elle nettoie la carrosserie…. (Les trois petits points sont déjà de l’interprétation !)
Plan 22
La femme continue de nettoyer la voiture et son parechoc même si celle ci avance.
Enfin, ne pouvant aller plus loin, elle manifeste un geste de tendresse en agitant son torchon pour saluer sa petite famille et… la poussière retombe !
Bien entendu, la voiture suit les lignes tracées sur la route en se dirigeant vers d’autres voitures qui vont toutes dans le même sens.
On le voit avec cet exemple, le simple fait de nommer et de décrire ce que l’on voit, incline à commenter et donc interpréter. C’est effectuer naturellement le lien entre dénotation et connotation.
Ce sens que l’on peut donner au film étudié n'est pas objectif. Il dépend du bagage culturel, sociologique, émotionnel de chaque spectateur. Il ne faut donc pas chercher à faire émerger une vérité absolue à cette étape.
Ainsi, tous les niveaux (de la primaire à la terminale) peuvent être confrontés à ce travail de description.

L’étape suivante pourrait être de déceler la présence de la mise en scène dans le film. C'est-à-dire mettre l’accent sur les éléments où se manifestent le plus clairement les choix du cinéaste (les choix de mise en scène) comme le cadrage, le travail sur l’espace et la lumière, l’utilisation des couleurs, la présence des mouvements de caméra...
Ainsi, on pourra remarquer que l’ouverture de Mon Oncle se caractérise par des plans larges, souvent fixes et qui laissent donc une grande importance au décor... .
On parlera aussi de montage, de la bande-son et de ses différentes composantes… bref d’une “grammaire du cinéma”.
Dès que ces éléments sont pris en compte et énoncés, ils sont sujets à une possible interprétation.

Cela permet souvent de saisir l'intention du réalisateur : par exemple, parler du traitement du son chez Tati, un son finalement très présent, “artificiel” et sans véritables dialogues etc...
On peut alors se demander ce qui a poussé Tati à ne pas utiliser de dialogues construits, ce qui aurait été à la fois plus classique et plus simple narrativement.

Ces choix esthétiques ne sont pas forcément visibles immédiatement pour le spectateur (qui y est d'ailleurs plus ou moins sensible). Une telle démonstration est en effet plus évidente à mettre en œuvre avec certains films ( du plan séquence d’ouverture de La soif du mal à l’utilisation de la steadycam de Shining...).

Mais, la virtuosité n’est pas gage de qualité. L'aspect documentaire dû à une caméra portée (comme dans Rêves d’or de Diego Quemada-Diez ) sera sans nul doute ressenti, même par de nombreux spectateurs non avertis.
Là encore, le dire, c’est le mettre en évidence. Allez plus loin, c’est comprendre que Diego Quemada-Diez utilise une convention implicite avec le spectateur : celle du documentaire. Ces conventions implicites existent pour la comédie, le drame, la science fiction ou le musical…
Quand je vois Alien , je ne me pose pas la question, en tant que spectateur, si un tel être existe. J’en accepte le principe dans l’univers du film.

En revanche, devant Rêves d’or, je peux me poser la question de la vérité des faits montrés et la façon dont on me les présente : quelle est la frontière fictionnelle du film ?