C’est une préoccupation plus que légitime de l’enseignant : "comment mes élèves vont-ils réagir devant ce film, cette scène, le destin de ce personnage qui moi même me bouleverse ?" ou encore : "je connais l’histoire personnelle de tel ou tel élève. Ce film sera trop difficile pour lui"....
En tant que coordinateurs des dispositifs nous nous souvenons tous de tels exemples d’inquiétudes exprimées par des enseignants.
Certains ont pu renoncer à la projection de
L’histoire sans fin (Wolfgang Petersen, École et Cinéma) à cause de la scène de la mort du cheval dans le marais de la mélancolie ; d’autres à celle d’
Osama (Siddiq Barmak, Collège au Cinéma ) à cause du sort de cette jeune fille livrée aux Talibans Afghans, ou encore à celle du film d’animation
Peur du noir (Lycéens et Apprentis au Cinéma), à cause de la puissance des angoisses exprimées.
Nous devons donc nous interroger sur la manière de prendre en compte ces émotions ( qui relèvent de l’intime) dans un cadre éducatif.
On échappe ici à l'intelligibilité du discours comme fondement de l’acte pédagogique.
L’histoire des arts et la pensée intellectuelle sont souvent très méfiantes à l’égard de l’émotion.
Dès sa naissance, c'est-à-dire dès les premières projections des frères Lumières en 1895, le cinéma a changé à jamais l’expression et la réception du sensible.
Il n’est qu’à lire les artistes et les penseurs de l'époque.
Nous recommandons, à ce propos, la lecture du recueil de textes
"Le Cinéma, naissance d'un art - Premiers écrits 1895-1920”.
On pourra y lire comment Gorki, Apollinaire, Tolstoï, Colette, Kafka, Méliès, Griffith, Freud ou encore Bergson ont vécu cette révolution technique en percevant combien elle allait bouleverser non seulement l’art du récit mais aussi le champ des émotions.
Comment trouver la bonne distance quand on est pédagogue?
Michel Collot, écrivain et critique littéraire interroge l’émotion poétique dans son ouvrage “la matière-émotion” (PUF 1997), et il se fait, peut être, le relais de ce tiraillement que peuvent avoir les enseignants.
Pour lui, le cinéma fait de la belle émotion des poètes une prostituée en la pervertissant :
"Mal famée, prostituée sur les écrans petits et grands, elle est pourtant la compagne des poètes les plus distingués, qui se réfèrent à elle comme à la source la plus profonde de leur oeuvre et comme à sa visée la plus intime."
Le cinéma, art de masses, amènerait au blocage de la pensée individuelle en "manipulant" le public.
Devrait-on opposer l’émotion subtile du littéraire contre l’“émotion de masse cinématographique” (Chantal Akerman Dossier de presse de Sud 1999) ?
Dans son ouvrage "Les émotions démocratiques - Comment former le citoyen du XXIe siècle ? "(Climats 2011), la philosophe Marta Mussbaum explique :
"L’enfant doit apprendre à s’identifier au sort des autres, à voir le monde à travers leurs yeux et à ressentir leur souffrance par l’imagination. C’est seulement de cette manière que les autres personnes, éloignées, deviennent réelles et égales à lui (...) la capacité à imaginer l’effet que cela fait d’être à la place de l’autre, à interpréter intelligemment l’histoire de cette personne, à comprendre les émotions, les souhaits et les désirs qu’elle peut avoir."
Pour cela, l’art est essentiel : il donne à voir à la fois l’identité et l’altérité, il permet de se reconnaître dans l’autre et aussi de se reconnaître soi-même.
Et au cinéma, l’émotion est partout présente.
Même le film le plus abstrait, le plus radicalement froid, travaille les émotions.
Prenons l'exemple de Bresson (
PickPocket, Lycéens et Aprrentis au Cinéma), cinéaste à la radicalité formelle où les “modèles” sont amenés à ne pas jouer les émotions et où l’abstraction de la forme prévaut sur la narration.… La réaction majoritaire des enseignants était la certitude que le film ennuierait les élèves. Les retours d’après projections furent plus nuancés.