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LA CÉRÉMONIE DE LA PROJECTION

Comment ne pas le répéter, c’est sur grand écran que le film atteint pleinement sa dimension esthétique et artistique.
Découvrir les films programmés en salle de cinéma est un principe permanent et essentiel de nos dispositifs.

Pour cela, il est essentiel d’en faire saisir le cérémoniel.

A l’heure où les multiples écrans dont nous disposons nous donnent la fausse impression que l’on peut voir ce que l’on veut, quand on le veut, que l’on peut s’arrêter, reprendre, passer... Il est important d’avoir conscience que l’on entre ici dans une salle de spectacle.
On prend d’abord conscience de la présence d’autres spectateurs, (venus d’autres classes, voire d’autres établissements), qui sont venus pour assister à la même séance, découvrir le même film.
La pénombre est le premier palier qui crée une atmosphère particulière.
Les plus jeunes ressentent et comprennent cela : avec cette pénombre commence une expérience unique. Même si l’on revoit ensuite le film en DVD, rien ne remplace la magie de la projection.
Le silence se fait peu à peu…quelques discussions de ça et là encore, mais l’ensemble des spectateurs vient de couper avec son quotidien pour entrer dans l’expérience collective...
De l’ombre naît la lumière : celle du projecteur traverse la salle et le spectacle commence.
Le temps du film, nous entrons sensitivement, émotionnellement, intimement, dans un autre monde.
On nous permettra ici de citer le philosophe allemand Gadamer :
"L’essence de l’expérience du temps propre à l’art consiste en ce qu’elle nous apprend à nous attarder" (1992).
Apprendre à s’attarder… cela suppose une certaine attention que "la cérémonie de la projection" favorise, une disposition de l’esprit qui nous amène à ressentir, consciemment ou non, "l'expérience esthétique", c'est-à-dire à une proposition différente du monde.

Éducateurs et enseignants le savent : c’est déjà là un objectif ambitieux.

L’expérience esthétique

Instinctivement, nous nous sentons plus à l’aise avec l’environnement auquel nous sommes habitués. Les sociologues appellent cela "l’habituation".
Ce concept s’applique aussi dans les domaines de la culture et donc du cinéma.
Les jeunes amateurs de films de super-héros ne s’étonnent pas que les personnages aient des super-pouvoirs. Ils l'admettent et acceptent (réclament) ce contrat qu’ils passent instinctivement avec l’univers de ces films.
Mais n’est ce pas le même type de contrat que passera l’amateur de comédies musicales qui ne s’étonnera pas que Don Lockwood (Gene Kelly) se mette à chanter et danser seul dans une rue la nuit et… sous la pluie.
De la même façon, les longs travellings en caméra portée, "la lenteur" qui caractérise un film comme Elephant (Gus Van Sant, Lycéens et Apprentis au Cinéma ) sont le reflet d’une convention stylistique admise par les amateurs du cinéma de Gus Van Sant.
Elephant Gus Van Sant
"L’habituation" joue donc un rôle essentiel dans le choix des films que l’on choisit de voir. C’est notamment le cas à l’âge où l’on a besoin d’être reconnus par ses pairs, d’appartenir à une communauté.
Il est par exemple à parier que le "gothique" de la classe de première connaîtra (et se reconnaîtra) dans les univers de Tim Burton mais sera à priori moins séduit par la proposition d’un film de John Ford.

Mais ce concept "d’habituation" peut aussi nous permettre de penser que plus on a l’opportunité de fréquenter un genre, une proposition artistique, plus on a de chance d’en accepter les codes.
C’est une des raisons pour lesquelles les opérations d’éducation au cinéma proposent de voir des films "différents" de leurs "habituations". Un film “différent” est donc simplement un film vers lequel les jeunes n'iraient pas spontanément.

Les coordinateurs des différentes opérations le savent : il est souvent plus facile de proposer ces films "différents" dans Ecole et Cinéma que dans Collège au Cinéma.

L’enfance est effectivement un moment privilégié où on accueille plus facilement les propositions artistiques, où on est le plus disposé à "l’épreuve du sensible".
On pourrait ici parler des films de Tati que les plus jeunes perçoivent comme à la fois drôles et poétiques. Il est en revanche plus difficile de sensibiliser un jeune de cinquième aux délicates préoccupations de Monsieur Hulot.
On pourrait prendre un exemple paraissant à priori plus audacieux encore : Le chien jaune de Mongolie (Byambasuren Davaa, École et Cinéma).
Comme son titre l’indique, il s’agit d’un film Mongol (2005) qui raconte l’histoire d’une petite fille de six ans, appartenant à une famille de nomades. Un jour, elle ramène chez elle un chien abandonné, mais son père veut qu'elle s'en débarrasse.
On est bien entendu attendri par cette petite, tentant toutes les ruses imaginables pour garder ce chien. Mais on est aussi absorbé par la beauté des paysages, par ces gestes du quotidien répétés dans le silence et nous venant d’une culture dont on ignore tout.
L'expérience esthétique qui en découle ( ici entre fiction et documentaire) vaut pour elle-même, et participe à "l’ouverture au monde" du jeune spectateur.
Le chien jaune de Mongolie
Une éducation artistique au cinéma peut être, dans un premier temps, la sensibilisation à cette expérience sensorielle, émotionnelle et intellectuelle.
Seule la salle de cinéma, en nous plongeant dans le silence et la pénombre, nous prédispose naturellement à la rencontre de ce type de film.

Qu’est ce que cette expérience en tant que telle peut apporter à l’école ?

Tout d’abord, il peut être utile de rappeler que notre rapport à l’art est à la fois universel et intime. Il relie culture et sensibilité.

Un film (le chien jaune de Mongolie) pourra donner la possibilité à chacun, élèves et enseignants, de partager ensemble une proposition artistique.

Trop souvent, on aura tendance à étudier un film comme s’il existait en dehors des réactions émotionnelles qu’il provoque en nous. C’est une erreur : l’approche uniquement intellectuelle et/ou technique pourrait altérer l’échange et faire du film un objet d’étude sans circulation, sans imaginaire commun.

Plutôt que de signifier les qualités cinématographiques reconnues de Tati ou de Tim Burton, il sera peut être préférable de se recentrer sur l'expérience partagée.